CHAPITRE XVII

IL EÛT à peine le temps de porter la main à son holster pour en extraire – maladroitement – le pistolet qui s’y trouvait. L’animal bondit. Une vibration sourde retentit au-dessus et il fut fauché en plein saut.

La mitrailleuse automatique ! songea Xavier en faisant un bond en arrière.

Il trébucha et tomba sur les fesses tandis que l’animal, à demi déchiqueté par les balles, boulait dans le fossé.

Un bruit derrière lui fit sursauter Xavier. Une main se tendit pour l’aider. Il la saisit et se releva d’une poussée.

« Bienvenue sur Hursa, lança Marion Ashley.

— Pourquoi vous me dites ça maintenant ? fit Xavier, un peu vexé, en s’époussetant.

— Vous venez de passer votre baptême du feu, non ? Maintenant, vous savez à quoi vous en tenir avec les rampeurs.

— Les rampeurs ?

— Ordre des astéchinides, si vous préférez les terminologies savantes. D’ailleurs, le mot a été plutôt mal trouvé : les rampeurs peuvent aussi courir et bondir – vous l’avez vu –, ou carrément se laisser tomber des branches sur votre tête. C’est le prédateur le plus courant de la péninsule. Assez malin et très agressif. »

Xavier se pencha avec précaution au-dessus du fossé.

L’astéchinide gisait renversée sur le côté, ses sept bras emmêlés et inertes. Les balles qui l’avaient traversée devaient être explosives, car elles avaient démantibulé le squelette et emporté de vastes morceaux de chair. Un fluide séreux s’écoulait des blessures. Elle évoquait une étoile de mer de deux mètres de diamètre, couverte de spicules chitineux et de crochets. Elle était rose foncé mais se décolorait à vue d’œil.

Ashley continua à commenter.

« Si un rampeur vous tombe dessus, il n’y a plus rien à faire. Ses bras vous agrippent avec leurs crochets et sécrètent de l’acide sulfurique pour vous dissoudre la peau. D’autres détails ?

— Non, merci.

— Il y a aussi les vifs-argents, les épingleurs, les crapauds-flammes… D’une façon générale, évitez les abords. Comme vous avez pu le voir, votre seule présence suffit à déclencher une attaque, et les munitions coûtent cher… sans compter les piques au fond du fossé. J’espère qu’il n’y a pas de somnambule parmi vos amis.

— Pourquoi, c’est déjà arrivé que…

— C’est une manière comme une autre d’en finir. »

Le soleil déclinant faisait flamboyer l’horizon, éclaboussant la végétation de teintes violacées. Il n’avait pas encore disparu que de gros projecteurs grillagés, installés aux angles des bunkers et sur des mâts, illuminèrent le camp, ne laissant subsister aucun coin d’ombre. Xavier se rappela qu’ici le jour comptait vingt heures et trente-cinq minutes. En revenant en direction du centre du camp, il passa devant une serre aux vitres sales ; par une fenêtre brisée, on pouvait apercevoir un potager décharné contenu dans des bacs juchés sur des claies, sans contact avec la terre. Un homme du camp faisait courir la flamme d’un petit chalumeau sur les montants d’un bac – dans le but probable de le désinfecter.

Valrin discutait âprement avec un des mercenaires nommé Yavanna. Yavanna était le plus fort du groupe, avait le crâne rasé et une façon dangereusement féline de se mouvoir. D’après ce que put en saisir Xavier, ils débattaient du délai nécessaire pour préparer l’expédition. Yavanna proposait de faire une incursion d’une journée en forêt, avec un des scientifiques de l’avant-poste comme guide. Valrin, lui, était partisan de partir le plus tôt possible.

Fesoa avait emprunté un chariot élévateur afin de transporter les conteneurs dans le hangar du bunker que leur avait permis d’occuper Ashley. Il était aidé de King et de Mameluk. Il était trop tard pour les ouvrir, aussi se contentèrent-ils de les entreposer dans le hangar. À côté se trouvait le dortoir : une grande pièce aux murs peints en blanc, éclairés par des lampes UV afin de traquer la moindre incursion étrangère – ou plutôt autochtone – et de maintenir un niveau d’asepsie. Une vingtaine de lits en aluminium émaillé s’alignaient de chaque côté.

Ils se rendirent dans un baraquement abritant le réfectoire. Posés sur des tréteaux, d’épais panneaux en acrylique transparent quadrillé d’une résille de carbone faisaient office de tables. Les couverts et les assiettes étaient en plastique vert pomme ; quant aux verres, ils ressemblaient à des béchers ou des éprouvettes de laboratoire. Tous les habitants de l’avant-poste étaient présents pour accueillir les nouveaux arrivés ; ce devait être la coutume, à moins qu’Ashley n’en ait donné l’ordre. Il y avait presque autant de femmes que d’hommes, mais aucun enfant. Valrin avait lu que, par contrat, il était obligatoire de se faire poser un implant contraceptif.

Ils ne cachaient pas leurs soupçons quant aux véritables motifs de leur présence, et cela confirma Valrin dans son choix de ne pas s’attarder.

Ashley s’était assise entre Valrin et Xavier. Celui-ci essayait d’oublier la médiocrité du ragoût qu’on leur avait servi. Valrin désigna les abcès sur les mains et le cou d’un bon quart des scientifiques. Tout le monde semblait en avoir pris son parti.

« Les amibes ne sont pas mortelles, expliqua la jeune femme. Leur prolifération est trop lente. Au bout d’un certain temps, elles abandonnent la partie.

— Comment cela ?

— Elles ne cherchent pas à utiliser nos cellules pour se reproduire, nos structures biologiques sont trop différentes. Nous constituons un environnement hostile qu’elles essaient simplement d’améliorer… » Elle s’esclaffa. « C’est plutôt drôle de constater que depuis des années nous échouons à terraformer Hursa, alors que, pendant ce temps, les formes de vie d’Hursa parviennent à nous terraformer à leur manière. »

Elle raconta qu’un jour une partie de l’équipe – une dizaine de couples – avait volé un véhicule et essayé d’établir une colonie primitiviste à cinquante kilomètres de là. Ils avaient laissé une vidéo en forme de manifeste, où ils déclaraient rejeter les protections usuelles et les instruments technologiques pour se fondre dans la forêt et s’unir avec elle. Ce genre d’accident arrivait sur de nombreuses planètes au stade exploratoire, et Hursa n’avait pas fait exception à la règle. Au bout d’un mois, un drone patrouilleur avait retrouvé des cabanons à demi ensevelis sous la végétation. Ils n’avaient pas tenu une semaine.

Nichés tout au fond de leurs orbites, les yeux d’Ashley scrutaient leurs réactions. Valrin éclata de rire.

« Vous trouvez que nous ressemblons à des primitivistes ? »

Elle haussa les épaules.

« Pas plus qu’à des techniciens, en tout cas.

— À quoi ressemble-t-on, à votre avis ?

— Vous voulez vraiment savoir ? Bon. Tous les deux ans environ, moi ou l’un de mes collaborateurs sommes contactés pour capturer et envoyer des spécimens vivants de prédateurs. Soi-disant pour des zoos, mais en réalité on sait tous qui sont les clients : des chaînes holo spécialisées dans l’organisation et le pari de combats de fauves ou des agences fournissant des bêtes féroces à quiconque est disposé à payer. Nous refusons toutes ces offres, même si chaque animal pourrait nous rapporter un an de salaire… Dans ces conditions, il ne serait pas étonnant que quelqu’un, en haut, se soit lassé et ait décidé de monter sa propre expédition.

— Si c’est le cas, dit Valrin, vous êtes en droit de nous arrêter, puisque vous représentez la seule autorité d’Hursa. Je me trompe ? »

Nouveau haussement d’épaules.

« Non. Mais, en venant, vous saviez très bien que je ne risquais pas de le faire. Mon métier consiste à étudier la faune et la flore de cette planète. Faire respecter la loi de la multimondiale qui m’emploie ne m’intéresse pas. L’environnement est assez dangereux comme ça, sans qu’en plus nous nous battions entre nous. »

Elle avala une bouchée de ragoût avant d’ajouter :

« Et puis à quoi bon ? La forêt se chargera de vous. »

À gauche de Xavier, Salvez s’entretenait avec un microbiologiste spécialisé en phylogénétique. Ce dernier paraissait ravi de faire la leçon à un novice :

« Toute la vie hursane est architecturée autour d’une symétrie radiaire double. Ce qui explique que les arbres ressemblent à des concombres feuillus et que beaucoup d’animaux aient un corps rond d’où rayonnent trois ou quatre paires de membres.

— Le premier animal que j’ai vu avait sept pattes, intervint Xavier.

— Cela signifie simplement que sa huitième patte est dans l’estomac d’un prédateur. Tous les animaux guérissent facilement, car la compétition est rude. Et ici le gibier vous considère aussi comme du gibier… »

Il dressa alors sa main droite, amputée de l’auriculaire.

Salvez piocha dans son assiette d’un air dégoûté.

« En tout cas, on dirait qu’ils n’ont rien à craindre de nous.

— Ah, ça ! Le problème, c’est que rien n’est comestible sur cette planète. Il faudrait la terraformer entièrement, ne rien garder. Ou alors modifier les colons pour qu’ils puissent assimiler tous les poisons, ça reviendrait moins cher. Mais ça me paraît infaisable… Si les Vangk existent, je me demande pourquoi ils nous ont refilé une planète aussi merdique. Peut-être pour mesurer notre degré de polymorphisme, notre aptitude à nous adapter à n’importe quelles conditions. Ou bien ils ont un sens de l’humour un peu particulier. »

Visiblement, le phylogénéticien penchait pour la dernière solution.

 

Ni Valrin ni Venator n’obtinrent de Marion Ashley qu’elle leur loue un guide.

« Même sur les premiers kilomètres ? argua Venator. Nous paierons ce qu’il faut. »

La jeune femme secoua la tête.

« Je suis comptable de cette colonie. Toute rentrée d’argent doit être justifiée, et notre présence ici repose sur la confiance que nos employeurs nous prêtent.

— Ce sera un don personnel. Le versement n’apparaîtra pas sur les comptes.

— Mes patrons ne sont pas si bêtes. Ici, on fait du bon boulot. Je ne veux pas voir ma carrière gâchée pour un pas de côté.

— Le montant prendra en compte ce risque. »

Ashley soupira.

« Vous pensez que tout et tout le monde s’achète, hein ? Vous êtes réellement ce que je pensais : de vulgaires mercenaires.

— Pas pour ce que vous pensez. Nous n’en voulons pas aux animaux.

— Vos raisons ne m’intéressent pas. Ma réponse est non. Tout ce que je peux faire pour vous aider, c’est vous fournir les caractéristiques des espèces répertoriées comme les plus dangereuses. Vous en découvrirez d’autres, si vous survivez assez longtemps. »

Valrin accepta. C’était mieux que rien, et ils ne pouvaient forcer aucun d’entre eux à les accompagner. Il lui acheta une douche démontable d’aérosol protecteur. Ashley transféra également sur leur médikit les rares traitements qu’elle et son équipe avaient réussi à mettre au point contre certaines pathologies locales.

 

Le lendemain, alors qu’ils se préparaient à partir, elle leur remit des bracelets en plastique métallisé. Chaque scientifique en portait un.

« On le garde jour et nuit, alors on le met à la cheville. En cas de choc anaphylactique, ce bracelet vous injectera automatiquement une dose d’adrénaline. Ça marche quelquefois.

— Merci », dit Xavier en l’ajustant à son poignet.

Les mercenaires se regroupèrent dans le hangar de leur bunker et la distribution de l’équipement commença. Xavier reçut un sac à dos en plastique d’une dizaine de kilos, des vêtements du même orangé que la flore et un pistolet-mitrailleur à induction. Agrafé sur la manche au niveau de l’avant-bras, son treillis à tigrures orange comportait un ordinateur étanche à écran souple. Les mercenaires se harnachaient avec des gestes précis, empreints d’une longue expérience.

Les conteneurs renfermaient également leurs montures pliées en deux : des quads à trois roues, pourvus d’une remorque contenant les vivres et de l’équipement plus lourd. On vissa par-dessus les sièges des tubes métalliques coudés afin d’éviter d’être assailli du haut des arbres par des rampeurs.

Enfin la procession se mit en route. Les moteurs, totalement silencieux, avaient une autonomie d’environ un mois. Tout le camp assista au départ. Quelques-uns agitèrent même la main ou prononcèrent une parole encourageante, mais la plupart détournèrent le regard lorsqu’ils franchirent la porte.

Ils nous considèrent déjà comme morts, se dit Xavier, souhaitant que le camp disparaisse au plus vite. Le guidon de son quad avait un écran qui pouvait servir de rétroviseur. La silhouette de Marion Ashley s’y découpa et Xavier fit un zoom. Ses traits ne trahissaient aucune émotion.

Elle devrait quitter cette planète : elle n’est que trop marquée.

Les arbres se refermèrent sur l’avant-poste. Ils étaient partis pour de bon. Ils roulaient vers l’est à une trentaine de kilomètre-heure, remontant la piste qui menait au tarmac. Si les renseignements que leur avaient fournis les espions de l’Eborn étaient fiables, ceux qui détenaient Jana se faisaient parachuter depuis l’espace, de temps à autre, des conteneurs de denrées et de matériel de survie. Ces conteneurs portaient une balise émettant sur une certaine fréquence afin de pouvoir être récupérés là où ils tombaient. L’Eborn avait découvert la fréquence en question. Il suffisait de se brancher dessus et d’attendre sagement. D’après les espions, un largage aurait bientôt lieu à l’est du camp de base. Il faudrait se trouver dans les parages et tâcher de prendre les convoyeurs de Jana de vitesse. S’ils arrivaient avant, ils dresseraient un piège. Sinon, ils profiteraient de leur immobilisation temporaire pour attaquer.

Le seul problème résidait dans leur ignorance des caractéristiques exactes du terrain. Il aurait été trop risqué d’acheter les cartes existantes à la multimondiale propriétaire : toute transaction concernant Hursa devait être surveillée par des IA au service de la KAY. En conséquence, ils devraient s’accommoder des surprises que leur réserverait l’environnement.

Un frémissement dans la frondaison – une cascade de flashes provenant simultanément de Salvez et de King. Une forme orangée chuta d’une branche pour se perdre quelque part dans les fourrés. Xavier aurait voulu examiner le cadavre, mais les autres ne firent pas mine de ralentir, et il ne voulut pas se laisser distancer.

La piste se dégagea et les roues foulèrent le revêtement dur du tarmac. Ils n’y firent même pas escale, s’enfonçant dans le sous-bois de l’autre côté. Hors de la piste, leur vitesse moyenne ne tarda pas à baisser : de plus en plus denses, des buissons ralentissaient leur progression. Le convoi se frayait un chemin entre des cactus-tonneaux géants surmontés de feuilles rondes aussi larges que des parasols. Des troncs gravés d’envoûtantes arabesques s’écartaient devant eux en une invite silencieuse à percer leurs secrets. Xavier se rappela qu’il avait vu ces motifs enroulés, tatoués sur le dos de la main du phylogénéticien, lorsque ce dernier avait exhibé son auriculaire tranché.

… Et des sortes de philodendrons suintant de goudron ; des pelotes de filaments tire-bouchonnés, qui émettaient un doux sifflement. Au cours d’une halte, Xavier vit un colibri à queue de scorpion subjugué par l’appel se poser sur une vrille. Celle-ci se rétracta avec lenteur sans cesser de vibrer, emprisonnant sa proie dans sa mortelle étreinte.

La vitesse des quads les mettait à l’abri des insectoïdes piqueurs ainsi que de la plupart des prédateurs : en trois heures, ils ne furent attaqués qu’à quatre reprises. Une fois, Xavier reconnut une astéchinide. La fois suivante, ils surprirent un tatou de la taille d’un pachyderme et au dos crêté de piquants dentelés, qui fonça sur eux aussitôt qu’ils apparurent. Il semblait dépourvu de tête… mais pas de gueule, située à la base de l’abdomen, au fond d’un calice jaune vif. Ses pattes massives écrasaient des cactus-tonneaux, dispersant des bouquets d’aiguilles. Venator le mitrailla de projectiles gros calibre, mais ils ne parvinrent à stopper sa charge qu’en concentrant tous leurs tirs. Xavier, en arrière, n’avait pas encore eu à faire usage de son arme, et il se demandait s’il aurait le sang-froid nécessaire pour viser juste, le moment venu.

Le soleil sombra derrière les arbres. Venator, en tête du convoi, les guida jusqu’à une colline dépouillée où ils firent le point. Quelque part dans la forêt, une bestiole, prédateur ou proie, trompettait d’une voix de basse, tandis que des arbres gigantesques expulsaient telles des cheminées d’usine de lourdes colonnes de pollen multicolore. L’air sentait le vinaigre, le safran, la charogne. On déballa le contenu des remorques et on monta la douche à vaporisation. Ils n’avaient fait que rouler, mais la tension qui n’avait cessé de les maintenir aux aguets avait exténué Xavier : ses épaules n’étaient plus qu’un nœud de contractures.

« Qu’est-ce qu’on fait ? questionna Valrin, un sourire étirant son visage. On met les quads en cercle et on se poste au centre en attendant l’attaque des fauves ?

— On a beaucoup mieux que ça, affirma Fesoa en sortant un piquet de sa remorque.

— Quoi, ça ? »

Mameluk retroussa ses lèvres en signe d’amusement. Sans un mot, il aida son compagnon à poser les piquets autour du campement, en prenant soin de les espacer régulièrement les uns des autres.

« Ça ne nous protégera pas des attaques de rapaces, mais, contre les prédateurs nocturnes, c’est imparable. »

Il se pencha sur l’un des piquets, saisit une tige et la tira jusqu’au piquet suivant où elle s’inséra sans difficulté. Ils répétèrent ce manège sur tous les piquets.

« Maintenant, plus personne n’entre et plus personne ne sort, déclara Fesoa. À moins que vous ne vouliez vous retrouver découpés en rondelles. »

Xavier avait deviné ce dont il s’agissait : des filaments monomoléculaires tendus entre les piquets, capables de sectionner même du métal. Leur retranchement était inexpugnable. Il leur fallut s’habituer à voir, chaque matin au lever, une dizaine de cadavres de prédateurs débités en tronçons parallèles. Parfois, une alarme grelottait, indiquant qu’un monofilament s’était rompu ; en dérouler un nouveau ne prenait que quelques instants.

En une semaine, Xavier n’eut recours à son arme que trois ou quatre fois, car il ne faisait jamais partie de l’avant-garde. On aurait dit que Valrin le protégeait. Un moment, il songea à protester, mais cette dépendance avait l’avantage d’être confortable. Les autres mercenaires ne firent aucun commentaire.

Du reste, par accord tacite, personne n’évoquait son passé. Au cours d’une veille, Yavanna avait raconté l’une de ses campagnes sur une planète désertique où une taupe-lion lui avait emporté un bras. Il l’avait fait remplacer et s’était même fait reproduire son tatouage à l’identique, une sorte de scarabée qui ouvrait et refermait les mâchoires selon l’angle depuis lequel on l’observait… Mais son histoire n’avait éveillé aucun écho chez les autres. Xavier ne se faisait pas d’illusion : le gros du travail d’un mercenaire consistait à réprimer des grèves ou des mouvements séparatistes, bref rien de très reluisant. Une bonne partie de ces hommes avaient dû connaître la prison.

Xavier avait travaillé pour la pègre, il savait reconnaître l’étoffe dont était fait ce genre d’individu. Il avait aussi appris à se garder de les juger.

À vrai dire, durant toutes ces années, il n’avait guère valu mieux.

Est-ce que l’amour que je porte à Jana me place au-dessus du lot ? lui arrivait-il de se demander. Non, ce serait trop facile. Valrin a raison : seuls les actes s’inscrivent dans la texture de l’univers, alors que les pensées ne sont que des étincelles aussitôt éteintes. Ce que j’ai fait jusqu’à présent, il n’y a que ça qui compte.

Il savait aussi qu’en ce cas aucune repentance n’était possible. Mais lui n’en était pas si sûr. Sans le sentiment qui le portait, il ne serait jamais allé aussi loin… Et une horrible pensée se fit jour : son amour était-il réellement désintéressé ou ne procédait-il que d’un simple remords qu’il avait refoulé et qui s’était incarné en Jana ? Au moment même où il formulait cette question, il sut qu’aucune réponse ne lui serait jamais donnée – et que cela n’avait, au fond, aucune importance, pas plus que, pour un flocon de neige, n’importait l’infime poussière à la base de sa cristallisation.

 

Les jours passaient. La diversité de la jungle recelait sa propre monotonie, et Xavier perdit peu à peu la notion du temps. Cet engourdissement mental n’était pas pour lui déplaire. Se concentrer sur le présent, devenir une machine à survivre, lui évitait de penser à ce qu’il allait trouver au bout. Valrin, quant à lui, n’avait aucun effort à faire : sa haine agissait comme leur seconde peau polymère, laissant sortir les toxines mais ne laissant rien entrer.

Après le repas du soir, ils gonflaient leurs tentes-bulles indéchirables et se déchaussaient avant d’y pénétrer. Leurs bottes avaient été conçues pour se sceller en en rapprochant les bords : pas de risque de se faire piquer par un insecte qui y aurait trouvé refuge pour la nuit. Fesoa, qui avait négligé ce rituel, découvrit un matin une masse ressemblant à des grains de riz gluant. Il en fut quitte pour les extraire un par un avec la lame de son couteau.

Les treillis, quant à eux, étaient taillés dans un matériau soi-disant intelligent, censé – entre autres – maintenir une température égale au niveau de la peau. Ils s’aperçurent vite que ce n’était que de la théorie. Les fibres étaient, quant à elles, programmées pour se recoller après n’importe quelle coupure, « un cauchemar de fabricant de vêtements », avait commenté Yavanna. Xavier n’était pas pressé de découvrir si la notice avait là aussi exagéré. Mais il souffrait plus que ses compagnons des conditions de voyage. Il n’était pas blindé comme l’était Valrin, ni entraîné comme les mercenaires. La crasse, la fatigue, la peur lancinante d’être déchiqueté ou infecté étaient autant de pieds de nez à la noblesse de sa quête.

Parfois les attaques d’animaux arrivaient par vagues coordonnées, parfois c’était un chasseur solitaire. Les noms que les scientifiques de l’avant-poste leur avaient donnés ne laissaient guère de place à l’imagination, mais ils avaient l’avantage d’être fidèles dans la description : les bondisseurs, les arrache-tête, les tenailles, les vitrioleurs, les tarauds, les araignées-sangsues, les férox… Sur chaque planète, la vie se réinventait ; mais, sur Hursa, il n’y avait que des prédateurs, eux-mêmes proies d’autres prédateurs. Et il semblait que jamais l’homme ne pourrait prétendre être le prédateur suprême.

« Finalement, ces bestioles ne sont pas si différentes de nous autres, avait fait remarquer Salvez en guise de plaisanterie.

— Je ne crois pas qu’on soit vraiment représentatifs du genre humain », avait répondu Venator avec un bref regard en direction de Valrin.

Ils apprirent que les terrains dégagés n’étaient pas toujours plus sûrs que la forêt dense. Ainsi, les marmites-de-l’enfer ne poussaient que dans les vallées découvertes, nivelées périodiquement par des troupeaux de buffles-marteaux. La forêt n’avait qu’un avantage : elle maintenait la taille des monstres dans des limites de poids et d’envergure raisonnables. Le plus grand carnivore était une sorte d’étoile de mer obèse de l’envergure d’un immeuble de deux étages, dressée sur ses bras et puissamment cuirassée d’un blindage chitineux de trente centimètres d’épaisseur. Quand il chargeait, rien ne pouvait l’arrêter. Heureusement, les humains représentaient pour lui des proies négligeables. Il fallait simplement prendre garde à ne jamais croiser sa route.

Un matin, alors qu’ils dégonflaient leurs tentes-bulles, King annonça qu’il ne se sentait pas bien.

Tous avaient déjà été piqués dans les orifices ou les interstices non traités par la vaporisation du film polymère. Une fois, Xavier avait été piqué à l’intérieur du nez, au point que sa narine avait été obstruée ; deux heures après, cela avait dégonflé.

On ne localisa jamais l’endroit où King avait été piqué. Cela avait pu être n’importe où : sur la langue pendant qu’il parlait, à l’intérieur du conduit auditif… Une forte fièvre survint, accompagnée de rougeurs aux mains et au visage. Comme ils s’y attendaient, l’examen du médikit ne donna rien.

Ils le laissèrent branché dessus, au cas où les symptômes s’aggraveraient.

Douze heures plus tard, King porta la main à son front et hoqueta quelque chose tandis qu’une cascade de voyants d’alerte se mettaient à clignoter sur la façade du médikit. Effondrement de tension, perte de tonus cardiaque, arythmie… Les symptômes s’égrenèrent jusqu’à ce que King s’allonge à même le sol. Il donna l’impression de vouloir se soulever, puis il poussa un petit soupir et retomba lourdement. Au moment où la vie se retirait de ses yeux, un oiseau-sagaie rasa la cime des arbres, son aileron dorsal déchirant le ciel de part en part.

On ne perdit pas de temps à l’enterrer ni à prononcer d’oraison funèbre. Un bref regard, et on se contenta de l’allonger sous un oursin-fougère.

Personne ne le pleurera, se dit Xavier en contemplant le cadavre une dernière fois. En un sens, il est mort depuis longtemps. Et nous sommes tous en sursis.

Lui avait Jana, Valrin sa vengeance. Que possédaient ces hommes ? Eux étaient véritablement seuls. Des cadavres chauds. Telle était l’image ultime que renvoyait ce sinistre spectacle.

On se partagea son équipement, puis Venator récupéra la batterie de son quad.

Cela fait, ils repartirent. Ils passèrent sous une cathédrale d’éventails végétaux brun jaune tapissés de filaments lie-de-vin, probablement vénéneux. Des masses congestionnées pendaient d’arches cartilagineuses traçant des lignes de fuite évanescentes vers le ciel. Au loin, l’air crépitait de claque-fouets en colère. Puis les roues des quads s’enfoncèrent dans un matelas spongieux constitué de minuscules lobes feuillus. Sur leur passage, des pommes d’arrosoir éternuaient des bouffées de poudre rouge, sans doute dans l’espoir de les asphyxier. Le terrain devenant instable, ils progressaient moins vite, et il leur arrivait de faire un grand détour pour éviter telle colline inabordable, tel brusque effondrement ou, au contraire, une côte trop abrupte.

En milieu d’après-midi, ils s’engagèrent dans une vallée encaissée qui se révéla être un cul-de-sac. Ils durent faire demi-tour, mais personne ne se plaignit : tous savaient que leur méconnaissance du terrain se payait en jours perdus.

Le crépuscule brassait un ciel de rouille lorsqu’ils dénichèrent un candélarbre dans une clairière entourée de roncedards et montèrent le camp. Pas plus de trois mots n’avaient été échangés. Venator donna un coup de pied dans le candélarbre pour l’allumer : la plante était recouverte de lumineuses, des larves qui devenaient fluorescentes à la moindre vibration.

Salvez et Mameluk demandèrent à Valrin de les suivre afin de les aider à chercher un point d’eau. Ce dernier s’exécuta. Quelques minutes plus tard, Venator surgit dans le dos de Xavier. Sa main étreignait un poignard avec la lame duquel il tapotait la fossette de son menton.

« Bien. On dirait qu’on a un peu de temps pour causer, tous les deux. »

La mécanique du talion
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